Tel qu'illustré à la Figure 1, la disposition des musiciens de l'ensemble de kangen est: instruments à vent à l'arrière avec les joueurs de ryūteki à gauche, les joueurs de hichiriki au centre, et les joueurs de shō à droite. Pour chaque instrument, l'arrangement des trois musiciens forme un triangle avec deux musiciens dans la rangée arrière, et le musicien assumant le rôle de première chaise assis devant eux. Les instruments à cordes sont placés devant les instruments à vent avec les joueurs de koto du côté gauche, alors que les joueurs de biwa occupent le côté droit de la scène. Les deux musiciens qui assument la fonction de permière chaise pour chaque groupe sont assis au centre, ainsi les cinq premières chaises sont rassemblées au centre de la scène. Finalement les trois instruments de percussion occupent l'avant scène avec le shōkō à gauche, le taiko au centre et le kakko à droite. Il n'y a pas de chef d'orchestre. Les seize musiciens de l'ensemble synchronisent leur jeu par l'entremise de la mélodie. L'entraînement d'un musicien de kangen s'échelonne sur plus de dix ans. La formation commence par l'apprentissage d'un des instruments à vent, suivie de l'étude d'un des instruments à cordes ou de percussion, et se termine par l'étude de la danse ou du chant.
Figure 1
À titre d'exemple, lors d'une de nos sessions de travail avec les musiciens de l'ensemble Reigakusha, nous avons remarqué lors du chagement de répertoire du kangen au bugaku, que le joueur de shō ISHIKAWA Ko avait laissé son instrument pour le taiko, alors que la joueuse de hichiriki NAKAMURA Hitomi avait laissé le sien afin d'enfiler un ravissant costume en préparation pour une danse qu'elle s'apprêtait à excécuter. C'est donc à travers cette formation rigoureuse que tous les musiciens de kangen apprennent par coeur la mélodie des quatre-vingt dix neuf oeuvres du répertoire qui ont survécues au passage du temps. Chaque musicien apprend donc sa partition en rapport avec la mélodie, mais fait intéressant, ce sont les instruments à vent et non les instruments de percussion qui contrôlent le déroulement du temps, ce qui explique pourquoi ces premiers occupent l'arrière scène, et ces derniers l'avant scène.
L'orchestration de l'introduction et de la coda de chaque pièce de kangen est prescrite, alors qu'elle est statique pour toutes les autres sections. L'introduction et la coda servent respectivement d'entrée et de sortie en fondu des premières chaises de chaque groupe d'instruments. L'entrée des instruments dans l'introduction suit un ordre prédéterminé: le ryūteki qui débute, est suivi des trois instruments de percussion, puis du shō qui entre pratiquement simultanément avec le hichiriki, suivi du biwa et finalement du koto. Après l'équivalent de la durée d'une phrase en solo, chaque première chaise est rejointe par ses homologues respectifs. Ainsi, l'entrée du second koto complète le tutti qui sera invariablement maintenu jusqu'à la coda, où l'ordre de sortie des instruments suit un autre ordre prescrit. Les instruments de percussion sont les premiers à s'éteindre, suivient des instruments à vent, du biwa et finalement du koto.
Les raisons qui jouent contre la fusion des instruments d'un même groupe ont été présentées dans les chapitres qui traitent de l'orchestration des instruments de percussion, à vent, et à cordes. Nous explorons ici l'effet du registre des instruments et de leur fusion. Nous savons que des sons éloignés en fréquence ont plus de chance d'être entendus en flots séparés. Dans la musique de kangen les instruments à vent et à cordes occupent des registres différents. Plus précisément les instruments à cordes occupent le registre grave, le koto essentiellement une octave au-dessus du biwa, alors que les instruments à vent occupent le registre aigu, le hichiriki et le ryūteki en octave chevauchant le aitake du shō. Les deux groupes d'instruments sont essentiellement séparés par une octave. L'Exemple 1 montre en effet que la note du hichiriki doublée par la note fondamentale du aitake du shō, correspond à la note aigue du koto. La polarisation des registres de ces deux groupes instrumentaux jouent donc contre leur fusion.
La relation entre les transformations du timbre et la structure de phrase a déjà été discutée au chapitre Orchestration/ Instruments à vent/ 3. La beauté de la musique de kangen. Nous avons fait référence à des Exemples d'Etenraku pour illustrer notre point parce que c'est l'oeuvre la mieux connue du répertoire. L'Exemple 1, un extrait de Seigaiha, est utilisé pour montrer comment les jeux de phase entre la structure de phrase et les transformations de timbre ajoutent une autre dimension à cette musique.
Exemple 1
La
Mais la synchronisation entre la structure de phrase et les transformations de timbre est rompue dans la première phrase de la Section B (Exemple 1), où la structure de phrase n'est plus 4 mesures (activité mélodique) + 4 (note soutenue) , mais plutôt 2 mesures (activité mélodique) + 4 (note soutenue) + 2 (activité mélodique). On remarque donc que la note soutenue sur le 'fa#'' précède le obachi de deux mesures, créant un merveilleux sentiment d'ambiguité qui est maintenu dans la deuxième phrase de la Section B où les huit mesures d'activité mélodique sont ininterrompues. Ainsi on peut reviser la structure de phrase de la Section B avec 2 mesures (activité mélodique) + 4 (note soutenue) + 10 (activité mélodique). La structure de phrase et les chagements de timbre sont de retour en phase dans la première phrase de la Section C. (La deuxième phrase de la Section B et la première de la Section C ne sont pas incluses dans l'Exemple 1).
L'Exemple 2 montre un extrait de Konju-no-Ha (mesures 9 - 16). Tout comme Etenraku sa structure de phrase est aussi de quatre mesures à quatre temps. Cet extrait nous donne un autre exemple de déphasage entre la structure de phrase et les transformations de timbre.
Exemple 2
Contrairement à Etenraku, la ligne mélodique de cet extrait n'est pas divisée en deux groupes de quatre mesures. En fait, la ligne mélodique de ces deux groupes de quatre mesures les fusionne en une seule phrase de 6 measures d'activité mélodique + 2 mesures d'une note soutenue. Ainsi, il n'y a pas à la troisième mesure de l'exemple de changement de timbre en phase avec le premier obachi. De plus, la note soutenue sur la note 'la' précéde de deux temps le obachi de la septième mesure.
Notre objectif avec les Exemples 1 et 2 n'est pas de créer une liste complète de toutes les techniques de déphasage, mais plutôt de présenter deux points: Tout d'abord nous avons voulu attirer l'attention du lecteur/lectrice sur la structure interne raffinée et dynamique de cette musique, parce que nous craignions que notre présentation plus que sommaire des techniques d'orchestration ait pu lui donner une impression contraire. De plus nous espérions le/la préparer à s'attendre à l'inattendu à l'écoute de la musique de kangen, et à l'encourager à passer au-delà de sa sonorité statique, parce que selon nous, c'est seulement à ce moment qu'on peut commencer à apprécier sa véritable beauté.
La musique de kangen, tout comme la musique orchestrale de sa contrepartie occidentale, est aussi composée de la superposition de couches de son, mais à l'encontre de la musique orchestrale occidentale dont les divers couches sonores fusionnent relativement bien, les siennes ne fusionnent pas. En fait, l'auditeur peut assez facilement et en tout temps différencier le son et matériau de tous les instruments. Ainsi, l'interaction complexe et raffinée entre les huit instruments de l'ensemble est en tout temps perceptible. Cette dynamique est en nette contraste avec son organisation globale sonore qui elle est plutôt statique. La richesse de la musique de kangen ne repose pas sur une progression dramatique d'avant-plan, mais plutôt sur une série d'interactions d'arrière-plan, ce qui explique sa fragilité.
Bien que ce site soit exclusivement dédié à l'orchestration dans la musique kangen, il est important de souligner que ses attributs temporels sont tout aussi fascinants. À ce sujet, nous référons le lecteur/ la lectrice à un article que nous avons écrit sur ce sujet: Japanese Traditional Orchestral Music: The Correlation between Time and Timbre.